Tayyip Erdogan : la Turquie laïque deviendrait-elle islamiste ?

Alors qu’en début de mandat le Premier Ministre turc Recep Tayyip Erdogan se montrait pro-occidental et modéré, son attitude actuelle le mue de politicien conservateur mesuré en islamiste franc et direct. Sont-ce ses espoirs répétés déçus de n’être pas accepté au sein de l’Union Européenne qui l’ont rapproché d’une position plus doctrinale ? Est-ce simplement un retour aux sources après un bref flirt côté Ouest ? En tout cas, ces derniers mois, Israël a été le premier à subir les conséquences de ce retournement. Au fait qui est réellement Tayyip Erdogan et que cachent ses revirements ?

Constitutionnellement, depuis 1923, la Turquie se définit comme un Etat laïc dont le garant est l’armée. Cette république parlementaire d’Eurasie détient une position stratégique importante. Sa stabilité et son orientation politique sont donc déterminantes pour l’équilibre des forces de la région et pour la diplomatie internationale. Pour Israël, garder la Turquie dans le camp des alliés reste un objectif décisif. En effet, depuis près de 60 ans, les deux pays entretiennent des relations diplomatiques et coopèrent dans de nombreux domaines. Israël et la Turquie partagent beaucoup d’intérêts communs : économique, énergétique, stratégique, militaire, politique. Mais le vent semble souffler à contre-sens depuis quelques mois. Incontestablement, Ankara se montre de plus en plus critique à l’égard de Jérusalem et les petites phrases assassines se succèdent dans les médias. La Turquie serait-elle en train de tourner le dos à Israël pour mieux se rapprocher de ses frères musulmans ? Quel jeu joue Tayyip Erdogan ?

Modéré ou fondamentaliste, Erdogan ?
Pour mieux comprendre la tournure des événements, il faut brièvement se pencher sur le passé et le parcours politique de Recep Tayyip Erdogan.
D’origine modeste, Recep Tayyip fréquente une école islamique avant d’obtenir un diplôme en gestion à l’Université Marmara d’Istanbul. C’est là qu’il adhère dans les années 1990, au mouvement islamiste hors la loi au sein duquel il travaille étroitement et est actif malgré l’interdiction des partis politiques à base religieuse. Il y commence sa fulgurante carrière politique. En 1994, il devient maire d’Istanbul. C’est la première fois qu’un islamiste est élu à la mairie de la capitale, ce qui choque l’establishment laïc d’autant que le nouveau maire décide de bannir l’alcool des cafés de la ville.
Quatre ans plus tard, à cause de ses sympathies pro-islamistes, Tayyip Erdogan est condamné par un tribunal à 10 mois d’emprisonnement pour incitation à la haine religieuse après avoir lu publiquement un poème proclamant : ‘’Les mosquées sont nos casernes, les dômes nos casques, les minarets nos baïonnettes et le croyant nos soldats’’. Finalement, Erdogan ne passe que quatre mois en prison mais il lui est dorénavant interdit de participer aux élections ou de briguer un poste politique. Pourtant en 1999, il rentre à nouveau en politique. Il clame alors être favorable à la fois à l’adhésion de la Turquie à l’OTAN et à l’entrée de son pays au sein de l’Union européenne. Erdogan exprime encore son souhait d’introduire des changements dans les lois régissant les partis politiques et les élections afin de permettre à la Turquie d’être ‘’plus démocratique et pluraliste’’ selon ses dires.
En 2002, dans sa campagne électorale, le futur Premier Ministre turc milite déjà en faveur du port du foulard islamique par les femmes dans la sphère publique, prohibé jusqu’alors selon la constitution laïque du pays. Lorsque son parti (Le Parti pour la Justice et le Développement – AKP) gagne les élections de novembre 2002, Erdogan ne peut devenir Premier Ministre à cause de son emprisonnement passé. Un rapide amendement constitutionnel lui ouvre le chemin du parlement et lui permet d’être nommé chef du gouvernement début 2003. Erdogan semble alors désavouer ses anciennes positions islamiques dures et tente de se montrer comme un conservateur pro-occidental. Mais beaucoup restent sceptiques face aux changements  politiques d’Erdogan. Les laïcs et les généraux de l’armée, garants de la Constitution, voient la nouvelle attitude modérée d’Erdogan avec suspicion alors que son passé et sa loyauté envers les valeurs islamiques séduisent la majorité des musulmans pieux délaissés jusque là par l’Etat. Erdogan affirme pourtant que son parti ne cherche pas à instaurer un Etat basé sur la religion. Qu’en est-il au juste ?

Que se passe-t-il depuis 2003 ?
Depuis 2005, la Turquie préside l’OCI, organisation panislamique de 57 membres, basée en Arabie Saoudite. En 2007, la tension entre les partis laïcs turcs et l’AKP atteint son comble lorsque les tentatives d’élire à la présidence du pays un candidat islamiste du parti au pouvoir sont bloquées au parlement par le boycott de l’opposition. Erdogan appelle alors à des élections législatives anticipées que son parti remporte victorieusement.
En 2008, le parlement passe un amendement qui lève l’interdiction du foulard – signe religieux longtemps contesté en Turquie – sur les campus universitaires. Les opposants de l’AKP renouvellent leur accusation contre le parti qui viole le caractère laïc de la sphère publique.
Dans son agenda politique, Erdogan poursuit ses vues islamistes et provoque encore une fois l’élite laïque du pays en cherchant à faire des diplômés des écoles religieuses les équivalents des diplômés de l’enseignement classique lors des admissions à l’université.
La position d’Erdogan apparaît de plus en plus menacée lorsqu’un projet de loi de l’opposition vise à démanteler l’APK et à bannir Erdogan ainsi qu’une douzaine d’autres membres de son parti de la vie politique pour 5 ans. Mais en mars dernier il réussit encore une fois à manoeuvrer pour maintenir sa position grâce à l’aide de juristes récemment nommés à la Cour Constitutionnelle, celle–ci rejetant le projet d’éviction du Premier Ministre. Bien plus, Erdogan cherche à modifier la Constitution pour pérenniser son parti au pouvoir.

Et l’armée dans tout ça ?
Aujourd’hui pour la première fois, des officiers supérieurs sont arrêtés pour conspiration visant à évincer le parti du Premier Ministre du pouvoir après les élections de 2002. Ces arrestations démoralisent profondément l’armée turque dont Washington dépend dans la région. En effet, les Etats-Unis veulent que la Turquie poursuive ses réformes démocratiques et que son armée reste forte en tant qu’allié fiable vu ses frontières avec l’Irak, l’Iran et la Syrie. Or actuellement, l’héritage d’une démocratie solide et laïque se trouve au cœur d’une lutte de pouvoir entre l’armée et l’APK. Erdogan pousserait à une révision majeure des institutions qui amenderait la constitution militaire d’une part et d’autre part introduirait des réformes conduisant à des changements concernant les poursuites contre des officiers jusque là intouchables. Début 2010, une loi a été votée limitant le rôle de l’armée à la défense extérieure et non plus intérieure.
Jusqu’à présent, le gouvernement élu n’a jamais eu le vrai pouvoir. L’armée turque n’est pas clairement contrôlée par des autorités civiles comme dans les autres démocraties occidentales. Le chef d’Etat major ne se considère pas sous les ordres du Ministre de la Défense pas plus que sous ceux du Premier Ministre. L’armée, fondatrice de la république, reste la gardienne du régime et de la laïcité. C’est ce qu’Erdogan tenterait de changer. Actuellement, l’armée semble adopter une attitude d’observatrice. Israël aussi.