De l’Etat-nation au multiculturalisme : Israël peut-il y échapper ?

Les Etats-nations sont en pleine mutation. Les minorités ethniques, religieuses ou sexuelles, longtemps considérées d’un point de vue strictement égalitaire civiquement, demandent aujourd’hui les droits à la différence, au particularisme. Qu’en est-il alors du creuset républicain unifiant la nation ? Et jusqu’où accepter ou limiter le communautarisme et ses risques de dérive ?

Au commencement de l’Etat moderne était l’Etat-nation. Ce concept né sous la Révolution française se définit par un pays qui coïncide avec une ethnie homogène c’est-à-dire une notion d’ordre identitaire, d’appartenance à un groupe, la nation, ainsi qu’une notion d’ordre juridique exercée par des institutions politiques et administratives souveraines, l’État.

De ce fait, dans l’Etat moderne, tel que conçu au XIXe siècle, la nation se confond avec le peuple. L’État-nation est donc fondée sur la notion d’homogénéité, d’identité collective forte sur la base d’une langue, d’une culture, d’une histoire communes.

Cette vision va de paire avec l’esprit du républicanisme reposant sur l’idée de bien collectif, du citoyen actif pour la communauté, des valeurs nationales. Jusqu’à récemment, l’Etat-nation prônait la loi de la majorité sans se soucier des minorités ethniques ou religieuse car l’Etat était conçu comme un corps unitaire. Ce qui a engendré en France la notion de citoyenneté égalitaire dans l’espace public (droits égaux pour tous sans reconnaissance des particularismes juif, breton, alsacien ou autre). Aux Etats-Unis, cela a donné une unité nationale appelée WASP (white anglo-saxon protestant). Tous les citoyens, théoriquement, étaient donc vu comme égaux en droit devant la loi.

Mais a subsisté le problème des membres n’appartenant pas à la définition de la nation bien que vivant dans le pays, comme les Indiens aux Etats-Unis.

Au XXe siècle, les guerres, la décolonisation, les vagues d’immigration successives, les déplacements de population, les famines ont changé l’ordre international de XIXe siècle et fait éclater la notion d’Etat-nation. Pratiquement plus aucun pays au monde n’est composé d’une ethnie homogène. Au contraire, les pays ont commencé à se métisser.

Aujourd’hui, à l’époque de la globalisation, de la suppression des frontières, l’État-nation est en crise. Il s’oppose à l’État multinational ou plutôt au multiculturalisme. Que se passe-t-il alors lorsque cette cohérence nationale s’hétérogénise, se parcelle ? Des minorités se forment et demandent avec le temps des droits spécifiques collectifs en contradiction avec l’esprit républicain qui voit la nation comme un collectif uni par les mêmes valeurs et les mêmes droits. Le républicanisme ne reconnaît pas politiquement le particularisme. Il en ressort un sentiment d’inégalité, d’injustice ou d’oppression (justifié ou injustifié) de la part des minorités. De là, une sorte d’exclusion ressentie par les groupes non nationaux, les minorités religieuses (les Turcs en Allemagne) ou sexuelles (gays, lesbiennes).

D’après la vision post-moderniste, l’idée même d’État-nation comme base d’une identité collective doit évoluer vers des sociétés multiculturelles plus universelles, prônant et respectant les droits de tous.

En Occident, devant la poussée de ces mutations sociologiques, les minorités ont commencé à réagir. Ainsi, de nombreux pays ont étendu les droits démocratiques à l’ensemble de la population. Aux Etats-Unis, la lutte pour les droits civiques des Noirs a fini par gagner, les Indiens ont également obtenu la reconnaissance de leur statut spécial. En Europe, suite aux vagues d’immigration, les nations ‘’blanches’’ chrétiennes ont peu à peu perdu de leur domination absolue et se sont métissées avec d’autres minorités ethniques, culturelles et/ou religieuses.

Ainsi, le visage des nations a changé. Les minorités ethniques, sexuelles ou religieuses ne se reconnaissent plus entièrement dans l’image du CITOYEN théorique, égal en droit et en devoir. Chaque citoyen, au sein de la nation revendique maintenant une appartenance communautaire. Ce qui relevait de la sphère privée est devenu une revendication politique dans la sphère publique. Il y a donc glissement vers un Etat multinational et multiculturel. Ce dernier se définit par des mesures non majoritaires et non plébiscitaires, par une représentation proportionnelle, des institutions communautaires telles des médias et des écoles dans différentes langues, une reconnaissance de la diversité culturelle, une variété de codes de mariages acceptés légalement et une tolérance légale et politique de partis représentant différentes communautés. Le multiculturalisme demande le respect de la diversité, quelle qu’elle soit.

La consolidation démocratique encourage l’intégration et la loyauté politiques des minorités envers le régime démocratique tout en garantissant simultanément le droit des minorités à s’organiser et exprimer ses différences nationales et culturelles. Le chantre de cette théorie reste sans conteste le Canada.

Mais il y a des revers aux revendications multiculturelles. Ainsi l’islamisme se sert de ce principe pour noyauter les démocraties occidentales. Certaines minorités ethniques ou religieuses, à travers ces demandes particularistes, s’en servent pour perpétuer des pratiques patriarcales en contradictions avec les droits de la personnes (excision, mariage forcé, crime d’honneur, etc.). L’autre danger est la montée des groupes les uns contre les autres.

Qu’en est-il d’Israël ?

Israël est passé d’un idéal sioniste dans le sens de républicain (État-nation) à une société multiculturelle au sens politique. En fait, Israël, comme tout pays d’immigration, a toujours été une société plurielle mais unie par des valeurs et un idéal communs.

Le multiculturalisme s’exprime sous différentes formes. En France, se sont les demandes des communautés. Aux Etats-Unis, Obama est le symbole d’une minorité intégrée pleinement comme citoyens et s’accomplissant non en tant que minorité mais que membre de la nation à part entière.

En Israël, l’immigration massive des Juifs d’ex-URSS a remis en cause le modèle républicain du creuset national. Pour la première fois, une communauté a revendiqué des droits spécifiques (linguistiques, éducatifs, culturels, politiques) qui ont fait éclater un prototype d’intégration unitaire et ouvert la voie aux minorités diverses. Depuis, d’autres communautés (religieuses, ethniques) essaient de se faire entendre en créant des partis politiques (Shass) ou des listes russophones, éthiopiennes, des lobbies parlementaires ou civils (Ethiopiens). C’est aussi le cas des francophones d’Israël, phénomène nouveau dans cette communauté qui jusqu’à présent s’intégrait à la société israélienne sans revendications spécifiques. Est-il bon alors de voir se multiplier des listes électorales ‘’ethniques’’ (arabes, russes, éthiopiennes, francophones) ? On est en droit de se poser la question. Tout dépend du type de modèle d’intégration choisi (républicain, libéral, multiculturel), du genre de société voulue.

Selon le Rapport 1996 de la Commission de la culture et de l’éducation du Conseil de l’Europe, 90% des minorités modernes ne posent pas de problèmes politiques.

Mais il existe un contre-exemple flagrant. Au Liban, du fait de ses minorités ethniques et religieuses (18 confessions), la constitution assurait la répartition des tâches gouvernementales entre les différents groupes en vue d’un équilibre des pouvoirs. Mais chaque minorité, sous la poussée des changements démographiques et géopolitiques, a remis en cause l’équilibre des forces, ce qui a fini par faire éclater la cohésion nationale. Un exemple à ne pas suivre.

 

Israel Magazine / Noémie Grynberg 2008