La richesse du judaïsme alsacien

Strasbourg

La présence des Juifs d’Alsace est demeurée ininterrompue depuis le Moyen Age malgré les soubresauts de l’Histoire. La spécificité de ce judaïsme repose sur son aspect essentiellement rural. Avec plus de 200 sites juifs répertoriés, la région possède un patrimoine d’une richesse exceptionnelle. A l’occasion de la Journée européenne de la Culture Juive, l’Alsace mise à l’honneur cette année, a pu une nouvelle fois faire découvrir son large héritage.

Selon Michel Rothe, spécialiste du judaïsme alsacien et fondateur du site consacré à son patrimoine, l’histoire de cette communauté remonte à plus de mille ans. Elle est donc bien antérieure à beaucoup de Français.

Dès le 12 siècle, les Juifs s’installent en effet dans la vallée du Rhin où la communauté de Strasbourg devient vite florissante. A l’époque, les Juifs d’Alsace entretiennent de bonnes relations avec leur entourage. Pourtant, l’hostilité chrétienne apparaît lors des premières croisades et du 4e Concile de Latran, en 1215, qui rend obligatoire la rouelle jaune et le Judenhut (calotte à cornes). Un siècle plus tard, la Peste Noire n’arrange rien. Accusés d empoisonner les puits, les Juifs strasbourgeois périssent sur le bûcher. Les autres sont expulsés de la plupart des villes alsaciennes. C’est alors que les communautés rurales se développent. Exclus de la propriété foncière, des corporations d’artisans et de négociants ainsi que de l’agriculture, les Juifs deviennent marchands de bestiaux, de chevaux, de grains ou bien colporteurs, prêteurs, fripiers. Toutefois jusqu’au 15e siècle, la population juive décline fortement.

En 1648, des immigrants venus de l’autre côté du Rhin repeuplent les communautés d’Alsace, rattachée à la France par le Traité de Westphalie. La population juive croît à nouveau. En échange de lourds droits de séjour, elle est protégée. En 1685, le judaïsme alsacien voit son plein épanouissement, grâce à la grande tolérance, fondée sur de solides relations économiques, que lui manifeste la monarchie de France.

A la veille de la Révolution, les 180 communautés rurales alsaciennes comptent 20.000 âmes, soit plus de la moitié des Juifs recensés en France à ce moment.

La période postrévolutionnaire marque le début de l’intégration. Le décret d’émancipation de 1791 qui fait des Juifs des citoyens à part entière, permet leur retour dans les villes et l’exercice de tous les métiers. Ce statut juridique inédit attire en France de nombreux Juifs allemands.

Au 19 siècle, les synagogues se multiplient. En 1801, grâce au concordat signé entre Napoléon Bonaparte et le pape Pie VII, la République salarie les ministres des cultes. Mais en 1808, l’instauration du consistoire central et des consistoires régionaux ou départementaux sonne la fin de l’autonomie religieuse des Juifs d’Alsace.

Au milieu du 19 siècle, avec l’industrialisation, les communautés déclinent du fait de l’exode rural, de l’émigration vers Paris, l’Afrique du Nord ou les Amériques. De commerçants ruraux, ils deviennent des citadins exerçant, outre le commerce, des activités industrielles ou libérales. Après la défaite de 1870, lors du rattachement de la région Est à l’Allemagne, de nombreux Juifs choisissent l’option française pour conserver les bénéfices acquis en 1791. Le Concordat est cependant maintenu en Alsace passée sous autorité du Reich.

Au début du 20e siècle, ces départements du Rhin deviennent un refuge pour les Juifs persécutés dans leur pays d’origine. Après la Première guerre mondiale et le retour de l’Alsace-Lorraine au sein de la République française en 1919, le Concordat est là aussi maintenu, ce qui constitue une exception dans l’Hexagone puisque la loi de 1905 a fixé la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Le répit n’est que de courte durée. En 1940, les Juifs sont expulsés d’Alsace par les nazis. La Shoah anéantit plus du quart d’entre eux. La grande synagogue de Strasbourg est incendiée et rasée. Après 1945, les rescapés rejoignent leurs communautés d’origine mais le mouvement d’émigration vers les grandes villes s’accélère, conduisant à la quasi disparition du judaïsme rural alors que les grandes communautés urbaines se reconstituent. Dans les années 1960, elles accueillent avec bienveillance les Juifs séfarades d’Afrique du Nord. Aujourd’hui, les communautés alsaciennes, essentiellement citadines, demeurent parmi les plus importantes de France.

Le patrimoine

Entre les départements du Haut et du Bas-Rhin, il existe près de 180 localités ayant abrité ou hébergeant encore une communauté juive. Nombre d’entre elles toujours en en activité possèdent un patrimoine composé de synagogues du 13 et 19 siècle, de maisons, de mikvés (dont un du 13 siècle retrouvé à Strasbourg et un du 16 à Bischheim), de cimetières aux belles stèles sculptées et aux influences classique, baroque ou Louis XVI. Des synagogues du Moyen-âge ne subsistent que très peu de vestiges. De celles du 14 au 18, il n’en existe aucun vu qu’il était interdit aux Juifs à ces époques de construire des lieux de culte. Quant aux édifices ruraux plus en service mais qui méritent d’être sauvegardés, il s’agit des synagogues de Struth,  Pfaffenhoffen, Bouxwiller, Hochfelden et Benfeld. Plusieurs autres sites, au cours du temps, ont été transformés en musées qui retracent l’histoire des communautés locales, en bibliothèques ou autres ou bien ont été classés monuments historiques. Le mobilier synagogal qui ne sert plus est parfois transféré dans des communautés actives de la région. De même pour les rouleaux de Tora qui sont dans certains cas, ramenés en Israel.

Les traditions

Une des coutumes propres aux régions alémaniques est la cérémonie qui rassemblait, le jour des relevailles, les enfants de la communauté juive autour du berceau du bébé. Il s’agissait, comme lors de la circoncision, d’un rite de nomination où l’on donnait au nouveau-né son nom profane. Les enfants faisaient cercle autour du berceau et par trois fois, le soulevaient en criant en chœur : Hollekreisch, comment doit appeler le bébé ? On prononçait alors à trois reprises le nom usuel du nouveau-né. Le père ou le rabbin récitait des versets bibliques, puis les enfants recevaient des friandises, noix, pains d’épices ou dragées. Cette coutume, est parfois encore pratiquée de nos jours et destinée plus particulièrement aux filles, lesquelles ne bénéficient pas, comme les garçons, d’un rituel d’accueil dans la communauté.

Autre riche tradition alsacienne : celle des mappot. Le lange sur lequel est placé l’enfant lors de la circoncision est coupé en quatre pièces de hauteur égale qui, cousues bout à bout, forment une longue bande de toile : la mappa ou mappe en dialecte judéo- alsacien. Ornée d’une inscription en hébreu et de motifs décoratifs, ce tissu est ensuite remis à la synagogue. Il sert à maintenir étroitement serrés les deux rouleaux de la Tora. Le texte brodé ou peint débute inlassablement par le nom juif l’enfant, celui de son père, le cas échéant le surnom ou le nom de famille, puis la date de naissance du bébé, calculée selon le calendrier juif. S’y ajoutent toujours des vœux pour une vie d’étude de Torah, le mariage et les bonnes actions. De nos jours, l’usage veut que le petit garçon se présente à l’office le samedi suivant son troisième anniversaire et enroule, avec l’aide de son père, le tissu décoré autour des rouleaux de Tora. Cependant, cette coutume semble très abandonnée.

Au niveau culinaire, les recettes se transmettent de génération en génération. La cuisine judéo-alsacienne se caractérise par des repas quotidiens plutôt sobres et essentiellement composés de mets lactés, de farine et de pommes de terre. En contrepartie, les mets de Shabbat et de fêtes se composent d’une multitude de plats élaborés, riches en viandes, poissons et desserts. Certaines spécialités sont liées à des fêtes spécifiques : le "chalet" (clafoutis aux pommes) à Roch Hachana et après Kippour, la viande fumée à Hanoukka, la tarte au fromage à Chavouoth ou le morceau de bœuf à Pourim. D’autres plats sont typiques à l’Alsace : les harengs à la crème, les gâteaux à la cannelle "tsémetkuech" accompagnés de thé ou de café, la choucroute préparée au bœuf fumé ou à l’oie, le "strudel" (gâteau pommes-raisins-cannelle), le "gefelter mawe" (estomac farci), le "pickelfleisch" (poitrine de bouf en saumure).

Enfin au niveau linguistique, le jéddich-daïtch, mélange de yiddish, d’allemand et de français développé à partir du Moyen Âge dans les campagnes, se meurt aujourd’hui.

Noémie Grynberg 2014