Le négationnisme : une Shoah de papier

Entree Auschwitz

Spécialiste du négationnisme, le Docteur Stephanie Courouble Share, historienne et chercheuse, décrypte le discours qui nie le génocide des Juifs.

Pourquoi la vérité de la Shoah dérange-t-elle ?

Dr. Stephanie Courouble Share : La question est difficile à répondre parce qu’en histoire, la notion de vérité absolue n’existe pas. Les historiens tendent vers elle mais ne l’atteignent jamais. Ils travaillent dans les archives sur des documents en constante évolution. Ils sont donc amenés à réviser les faits. Ainsi par essence, l’historien s’avère révisionniste. Or par amalgame volontaire, les négationnistes s’approprient ce vocable pour se légitimer en tant qu’historiens. Ils jouent avec la notion essentielle de vérité, expliquant qu’il en existe une ‘’officielle’’, appelée par eux celle de ‘’l’école exterminationniste’’, contre une autre ‘’officieuse’’, la leur, désignée « l’école révisionniste ». Les falsificateurs cherchent un débat entre les deux afin de démontrer l’imposture qui se serait emparée du sens commun. Ils estiment rétablir des évidences contre les illusions platoniciennes. Aussi, pour revenir à la question, je la reformulerais : « pourquoi les faits historiques dérangent-ils ? » Parce que l’extermination en elle-même se révèle incroyable, épouvantable. Les nazis, les déportés le disaient : « Ils ne vous croiront pas ». Même pour les Alliés, les informations sur les camps d’extermination n’évoquaient que des rumeurs de guerre. Là encore, les négationnistes jonglent avec deux concepts : la croyance et les rumeurs. Le premier n’existe pas en histoire. Or, certains philosophes ont placé Auschwitz au-delà de l’histoire ce qui ne facilite pas le travail de recherche. L’autre notion, « rumeurs de guerre », reste complexe et les historiens doivent travailler contre. Par exemple, le bruit sur le savon confectionné avec la graisse des Juifs s’avère historiquement inexact et pourtant il a longtemps été véhiculé. Les négationnistes utilisent donc ces rumeurs pour mettre en doute les autres faits établis.

Pourquoi vouloir disculper le régime nazi de ses crimes ?

Dr. S. C. S. : Cela permet de remettre le nazisme à l’honneur, de faire renaître cette idéologie en la blanchissant de ses atrocités. Ainsi, dans cette rhétorique, la comparaison entre stalinisme et nazisme devient possible puisque les chambres à gaz sont niées. Par ailleurs, « si les Juifs ne sont pas morts, alors ils sont vivants, plus nombreux sous de faux noms ». Ce retour au discours antisémite sous-entend que les Juifs, en force cachée, profitent du « mensonge » de l’extermination.

Qui prône un tel discours ?

Dr. S. C. S. : Premièrement, dans les années 1950-1960, des mouvements néo-nazis et d’extrême droite en France, en Allemagne et aux Etats-Unis, soutenus par d’anciens nazis réfugiés en Amérique du sud et dans l’Egypte de Nasser. Deuxièmement, un groupe d’historiens américains isolationnistes, liés au libertarianisme (doctrine anarchiste qui prône la liberté individuelle). Les libertariens ou « anarcho-capitalistes » s’opposent à une intrusion américaine dans les conflits étrangers et refusent une vision manichéenne de l’histoire, quelle qu’elle soit. C’est donc tout naturellement que ces historiens pacifistes et isolationnistes, issus de cette philosophie politique, révisent les origines des deux guerres mondiales, examinent les crimes des Alliés durant la guerre ou le procès de Nuremberg. Refusant à priori l’expression « méchants » Allemands contre « gentils » Alliés, ils tentent de démontrer que le Troisième Reich n’a jamais projeté ni voulu la guerre, tandis qu’ils dénoncent la responsabilité de pays comme l’ancienne Autriche-Hongrie, l’URSS, la France ou l’Angleterre. Durant les années soixante, le mouvement révisionniste va voir plusieurs de ces historiens, dont D. Hoggan, H. Barnes et James J. Martin, basculer vers le négationnisme, déviance qui accorde ainsi à ce dernier une légitimité. Enfin troisièmement, certains de l’ultragauche libertaire pour qui il n’existe pas de différence entre fascisme-nazisme et démocratie libérale. D’après ces radicaux, il faut donc supprimer ce qui les distingue, c’est-à-dire les chambres à gaz. De plus, toujours selon eux, la révolution n’est pas réalisable par les ouvriers si ces derniers perçoivent une condition pire que la leurs, en l’occurrence celle des déportés. Dans leur logique marxiste, il n’est pas possible qu’Hitler tue la force de travail nécessaire en période de guerre. Ainsi, de leur point de vue, ils ne font que dénoncer l’existence d’une propagande de guerre Alliée. Aussi, une haine contre Israël prédispose ces auteurs à soutenir les négationnistes, affirmant que l’Etat hébreu profite de ce « mensonge » et utilise l’argent des réparations allemandes. De plus, il paraît évident que depuis les années 2000, le régime iranien apporte un soutien important au négationnisme.

Comment expliquer que des universitaires, sensés rechercher une vérité objective, défendent des thèses négationnistes ?

Dr. S. C. S. : Bien qu’ils le contestent, c’est lié à leur idéologie antisémite et antisioniste, sous jacente dans leurs ouvrages. De plus, la fragilité de l’histoire, du témoignage, de la mémoire rend difficile le fait de bien saisir l’événement historique que représente la Shoah.

Ce phénomène est-il à relier à d’autres courants de pensées, idéologies ?

Dr. S. C. S. : Oui, à l’antisémitisme et à l’antisionisme joints, même chez les universitaires. Il ne s’agit donc pas là de démarche historique.

Quel impact a sur l’histoire cette profanation de la mémoire ?

Dr. S. C. S. : Au début, dans les années 1950, il était minime. Puis, dans les années 1970, le négationnisme s’est organisé et structuré en idéologie. Des auteurs ont publié des livres ouvertement falsificateurs. Dès lors que Robert Faurisson a pu, en décembre 1978, publier un article dans Le Monde lui accordant ainsi une liberté d’expression, la réaction s’est structurée. En réponse, les historiens ont organisé des conférences internationales, moins médiatisés cependant que les interventions négationnistes. Les associations et les Etats ont riposté par des procès aussitôt que la loi le permettait.

Ces thèses sont-elles en progression ou en régression ?

Dr. S. C. S. : Depuis les années 1990, elles progressent dans les pays arabes avec notamment l’influence de Roger Garaudy et maintenant de l’Iran. Mais il s’avère encore difficile de mesurer le négationnisme arabe par le peu d’études. Selon l’Institute of Historical Review (USA), organisme négationniste, le sujet susciterait actuellement moins d’intérêt que l’antisionisme, lui en pleine progression. Néanmoins, le négationnisme reste encore bien actif : une nouvelle génération de falsificateurs internationaux diffuse ses propos sur Internet avec par exemple des vidéos très bien faites qui « démontrent » que les chambres à gaz n’ont pas pu exister. En France, le cas de Dieudonné, en apportant son soutien à Faurisson, montre une déviance vers le négationnisme avec toute l’influence que son rôle « d’humoriste » lui confère. Pour ma part, en donnant des cours sur le négationnisme à des professeurs francophones à l’École Internationale pour l’Etude de la Shoah à Yad Vashem, j’observe que certains enseignants se trouvent désarmés vis-à-vis des propos négationnistes de leurs élèves ou étudiants.

Où demeurent-elles les plus virulentes ?

Dr. S. C. S. : Aujourd’hui, Internet semble globalement l’espace le plus violent.

Ainsi, la toile aurait foncièrement influé sur le négationnisme ?

Dr. S. C. S. : Complètement car son accès reste très facile. En outre, les sites négationnistes sont bien conçus et donnent l’impression d’être des sites d’historiens.

La négation du crime nazi n’est-ce pas comme un second assassinat pour les victimes ?

Dr. S. C. S. : En effet, pour l’historien Pierre Vidal-Naquet, « Faurisson = un Eichmann de papier ». « En niant les morts, vous les tuez une seconde fois » déclarait Primo Levi. Le négationnisme, en insinuant que les Juifs mentent, qu’ils exagèrent leurs souffrances pour légitimer la création d’Israël, constitue une insulte à la mémoire, aux déportés (soupçonnés de mensonge), aux enfants et petits-enfants de rescapés.

Comment la combattre efficacement aujourd’hui ?

Dr. S. C. S. : Dans certains pays, la loi donne une réponse à l’outrage, à la diffamation et à l’insulte. Mais elle comporte ses propres limites qu’utilisent les négationnistes en organisant des procès à scandale. Heureusement, il existe de vraiment bons sites éducatifs sur la Shoah et d’autres qui répondent aux allégations des négationnistes en anglais, allemand, français et maintenant en arabe. Par définition, avec le temps, tout témoin tend à disparaître mais il ne faut pas pour autant avoir peur de sa disparition. Les historiens possèdent suffisamment de preuves, de documents sur l’extermination du peuple juif pour contrer les falsificateurs afin d’éduquer le public.


Propos recueillis par Noémie Grynberg 2013