Moïse Polydore Millaud, inventeur de la presse populaire moderne

Lpj

Moïse Polydore Millaud est un homme d’affaire issu d’une famille de petits commerçants juifs de Bordeaux. Banquier puis promoteur devenu patron de presse de génie, il reste surtout le père du journalisme moderne.

A Bordeaux, sans formation particulière, Moïse Polydore Millaud entre d’abord comme clerc chez un huissier. Toutefois, dès 1833, à l’âge de 20 ans, il fonde dans sa ville natale son premier journal, Le Lutin. En 1836, le jeune homme arrive à Paris où il commence par créer plusieurs petits hebdomadaires dont Le Gamin de Paris, première édition vendue exclusivement à la porte des théâtres. A la même époque, Millaud se tourne également vers le bulletin financier en concevant Le Négociateur. Mais c’est dans la presse judiciaire qu’il obtient sa première réussite avec l’Audience (1839-1846). Il y invente un nouveau style en remplaçant les comptes-rendus administratifs usuels par des sortes de récits-reportages. Il abaisse aussi fortement le prix de l’abonnement et gagne ainsi un public nouveau, plus large. Parallèlement, il entre dans le milieu des affaires. Mais en 1863, son coup de génie, c’est le lancement du Petit Journal, premier quotidien conçu par un entrepreneur. L’idée qui le préside est simple : capter un maximum de lecteurs possible en leur offrant une sorte de synthèse imprimée de leurs aspirations (nouvelles variées, chronique judiciaire, vulgarisation). Car à l’époque, la masse du peuple, les ouvriers, les employés, les petits bourgeois restent condamnés à ne point lire les journaux. Aussi, les origines modestes de Millaud et sa connaissance des classes populaires le conduisent à comprendre que le journal ne peut devenir un objet d’achat courant s’il n’est pas pareillement lu par les femmes. Millaud a aussi, dès le début, le souci d’assurer à son journal une large diffusion en province. Comme le but vise à toucher le plus grand nombre, Le Petit Journal évite les opinions tranchées au profit du consensus, de l’opinion moyenne. Il n’a d’autre intention que de donner tous les jours au peuple, un écho de la vie nationale : reportages inspirés par l’actualité, causeries sur le théâtre, les variétés, mais pas de politique à l’heure de la censure instaurée par le Second empire. Les contenus sont donc de ceux qui parlent à tous, avec tous les ingrédients de la presse de masse, à l’exception de l’image qui sera introduite plus tard : crimes, accidents, catastrophes, vie des hommes illustres, fêtes et traditions. Ainsi Le Petit Journal développe la logique du fait divers, du trait d’humanité, des sentiments forts et éternels. Il devient la première revue française dont la stratégie s’axe autour du sensationnel. Inventeur d’une presse pour tous, Millaud conçoit par là un journalisme novateur basé sur de longs articles, avec de grandes chroniques culturelles ou scientifiques qui se fondent sur le bon sens populaire et la morale la plus conformiste. Mais le quotidien sait aussi instruire, et une grande partie de son succès vient de ce souci permanent d’éducation, d’encyclopédisme, de leçons de choses, façon sagesse des nations. La recette qui assure la réussite du Petit Journal s’appuie par conséquent sur un savant mélange entre information, faits divers, romans-feuilletons « rocambolesques » et gros caractères. Aviser, distraire et édifier, telle devient la fonction de ce nouveau média à la portée de toutes les bourses. Plus important encore parait le choix de la vente au numéro en boutique ou par colportage, qui brise la logique élitiste de l’abonnement des autres revues. Désirant séduire un large public afin d’attirer les publicitaires, la stratégie dominante de Millaud consiste à vendre Le Petit Journal au prix le plus faible possible. Pour échapper au « Droit de timbre » (taxe permettant le contrôle de la presse) de 5 centimes par numéro qui eût rendu l’entreprise impossible, la publication se veut apolitique bien que de tendance républicaine conservatrice. Lancée avec force réclame, la parution de cette feuille journalière vendue à 5 centimes (un sou), soit moitié moins que les autres éditions populaires, marque le début de la presse moderne à grand tirage et impacte profondément la vie du Paris de naguère. Dans l’histoire, elle fait figure de véritable révolution, non pas seulement dans le journalisme mais dans les mœurs : c’est un nouveau regard sur le monde qu’invente Le Petit Journal. Le succès est immédiat. Les autorités du second Empire favorisent le développement de ce quotidien bon marché car elles y voient un moyen de satisfaire le besoin de lecture des classes populaires sans courir le risque de les politiser. Des 38.000 exemplaires du lancement initial, il passe à 259.000 à la fin de l’année 1865 : un seuil est franchi qui inaugure l’ère de la presse de masse. Sa progression est aussi rendu possible grâce aux rotatives mises au point dès 1867. Puis en 1869, Le Petit Journal tire à plus de 400.000 exemplaires, soit à lui seul dépassant l’ensemble des quotidiens politiques français. Ainsi, vite surnommé le « Millaunaire », il devient le titre le plus vendu du XIXe siècle. Aucun de ses concurrents ne parvient à mettre sa suprématie en cause. Après la restauration de la République le 4 septembre 1870, Le Petit Journal en profite pour enfin s’entretenir de politique. Un an plus tard, Moïse Polydore Millaud meurt à Paris, le 13 octobre 1871. Malgré la disparition de son fondateur, l’audience du Petit Journal ne cessera d’augmenter grâce à la direction gérance assurée par son neveu Alphonse Mouriès. Dès 1884, paraît hebdomadairement le Supplément illustré, dont le tirage couleur innovant atteint 1 million d’exemplaires en 1895. Quant au Petit Journal, jusqu’à la veille de 1914, il demeurera l’un des quatre plus grands quotidiens français. Mais victime de son succès, il se fera rattraper et dépasser par ceux à qui il a ouvert la voie (Le Petit Parisien, Le Matin, Le Journal) et entamera dès lors un lent déclin jusqu’à sa disparition en 1944.

Noémie Grynberg / Israel Magazine 2014