Ces intellectuels juifs allemands qui ont révolutionné les sciences sociales du XXe siècle

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En 1923, en Allemagne, un groupe d’intellectuels juifs réunis autour de l’Institut de recherche sociale fonde l’École de Francfort. Elle base son enseignement et sa recherche sur la théorie critique de l’analyse des sciences sociales initiée par Marx. Face au constat  d’échec de la chute du capitalisme par de la révolution prolétarienne dans le monde occidental, cette école développe une relecture du marxisme. Lors de la montée au pouvoir de Hitler, les membres de cette université se réfugient aux Etats-Unis où la plupart enseigne à la Nouvelle Ecole de New York. L’École de Francfort exerce encore aujourd’hui une influence considérable sur les sciences sociales.

En 1922 en Allemagne, suite à un colloque consacré au marxisme naît l’idée d’une institution permanente vouée à l’étude critique des phénomènes sociaux. L’année suivante, des universitaires juifs allemands – philosophes, sociologues et psychologues – de l’Institut de recherche sociale, Herbert Marcuse, Théodore Adorno et Max Horkheimer fondent l’Ecole de Francfort, basée sur théorie critique des sciences sociales d’après l’analyse développée par Marx.

Max Horkheimer (1895-1973), après des études de philosophie et de sociologie devient directeur de l’Institut de recherche sociale en 1931. Il est un des théoriciens les plus importants de l’Ecole de Francfort qu’il a dirigée plusieurs années.

Théodore Adorno (1903-1969), théoricien en sciences sociales et critique musical commence également à enseigner à l’Université de Frankfort en 1931.

Herbert Marcuse (1898-1979), théoricien néo-marxiste fortement inspiré de Freud, entre pour la première fois en contact avec l’Institut de recherche sociale de Francfort en 1932 après des études de philosophie et d’économie politique.

Quant à Erich Fromm (1900 -1980), il travaille à l’Institut de recherche sociale de Frankfort de 1929 à 1932. Il sera connu en tant que psychanalyste, philosophe en sciences sociales et auteur.

A l’arrivée du parti nazi au pouvoir en 1933, l’Institut est fermé et ses membres son contraints à l’exil. Horkheimer, Adorno, Fromm et Marcuse partent aux États-Unis. Leur mouvement de pensée connaît alors un nouvel élan.

Horkheimer continue à développer son école aux U.S.A. en collaboration avec l’Université Columbia de New York. En 1949–50, il publie une série de traités en socio-psychologie qui exercent une influence considérable sur les sciences sociales aux U.S.A.

Adorno, privé de sa chaire en 1933, rejoint l’Université de Princeton (1938–41) puis devient codirecteur du Projet de Recherche sur les Discriminations Sociales à l’Université de Berkeley en Californie de 1941 à 1948. En 1947, il publie un ouvrage conjointement avec Max Horkheimer. Ses écrits philosophiques se fondent sur une critique des Lumières. Comment la barbarie a-t-elle été rendue possible au XXe siècle au sein d’une civilisation édifiée sur le principe de la raison toute-puissante ? Ses écrits esthétiques seront fortement influencés par cette problématique. Il notera : « Après Auschwitz, c’est un acte de barbarie que d’écrire un poème ».

Erich Fromm décroche son premier poste à l’Institut International de recherche sociale de New York (1934–39). Puis jusqu’en 1950, il est affecté dans une faculté du Vermont.

Quant à Marcuse, il est engagé par l’Institut de recherche sociale déjà installé à New York. En raison de la mauvaise situation financière de l’Institut, Marcuse doit accepter un poste à l’Office of Strategic Services (OSS) où il travaille sur un programme de dénazification.

Au début des années 50, une partie de l’école de Francfort retourne en Allemagne. Sa reconnaissance vient non seulement du monde universitaire mais aussi des médias. Certains des universitaires comme Fromm et Marcuse préfèrent rester aux USA où ils continuent leurs recherches en sciences sociales. Se réclamant du courant marxiste, ils se sont fixé comme objectif de continuer et de développer la critique de Marx contre l’école positiviste.

De nouveau à Francfort, Horkheimer réhabilite l’Institut de recherche sociale et en fait le centre des sciences sociales dans son pays après la chute du régime nazi. Il devient membre dirigeant de la Société Allemande de Sociologie, de la Conférence de l’UNESCO sur les Tensions Sociales, ainsi que de beaucoup d’autres associations scientifiques en Allemagne et en Amérique. Après 1954, Horkheimer enseigne à l’Université de Chicago. Sous son influence, une nouvelle école de pensée sociologique a émergé.

En 1956, Adorno retourne lui aussi à Frankfort en tant que professeur de sociologie car il se sent investi d’une mission au sein de la vie politique et intellectuelle de la jeune République Fédérale d’Allemagne. Son travail influencé par Hegel et Freud, repose sur une combinaison d’influences entre esthétique, philosophie et sociologie. Devenu directeur de l’Institut de Recherche Sociale de Francfort en 1953, Adorno publie de nombreux articles d’analyses et de recherches en sociologie. Il est une référence intellectuelle pour la jeunesse universitaire de gauche en République Fédérale d’Allemagne mais est vivement critiqué par le mouvement des jeunes Maoïstes.

Fromm de son côté devient professeur à l’Université de Mexico en 1951 puis à l’Université de l’Etat du Michigan (1957–61) et enfin à celle de New York (1962). En 1974, il s’installe en Suisse. Théoricien de l’école néo-freudienne, il poursuit une route indépendante en développant l’application de la psychanalyse aux problèmes culturels et sociétaux. Ses recherche en psychologie sur le sens de la liberté pour l’homme moderne ont eu une influence considérable sur la pensée occidentale.

Descendant d’une lignée rabbinique, Fromm pense que la religion est "la réponse la plus élaborée de l’existence humaine." Il oppose deux formes majeures de religion : l’autoritaire et l’humaniste. Il rejette la première dans laquelle l’homme est totalement impuissant et adopte la seconde dans laquelle l’expérience humaine rejoint le Tout, accédant ainsi à son plus haut degré de réalisation, comme dans les prophètes juifs dont les doctrines sont remplies d’humanité et où la liberté représente le but de la vie. Fromm déclare que le judaïsme est une religion "non théologique dont l’accent pointe le fond sous-jacent de l’expérience humaine." S’appuyant sur de nombreux textes et pratiques juifs, il démontre leur pertinence contemporaine où l’idée de Dieu est un défi permanent à toute forme d’idolâtrie. Selon Fromm, l’aliénation, associée à l’idolâtrie dans la Bible, est la somme et la substance de la souffrance humaine dans notre société. Pour sauver l’homme occidental de la "dépersonnalisation", la société doit reconnaître la souveraineté de l’individu.

Enfin, Marcuse dès 1951, enseigne dans diverses universités américaines. En 1964, il écrit "L’homme unidimensionnel » qui paraît en France en 1968 et devient un peu l’incarnation théorique de la nouvelle révolte étudiante et de la formation des mouvements étudiants en Europe et aux États-Unis. En 1968, il voyage de par l’Europe et tient de nombreuses conférences et multiplie les discussions avec les étudiants. Son engagement au sein des mouvements politiques des années 1960-70 en fait l’un des plus célèbres intellectuels de l’époque.

Ainsi, malgré la volonté destructrice des nazis à l’encontre des intellectuels juifs, les théoriciens de l’Ecole de Francfort ont très largement influé sur la pensée du XXe siècle, et ce jusque à aujourd’hui.


Israel Magazine / Noémie Grynberg 2006