Adolph Simon Ochs : l’empire de presse du New York Times

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Adolph Simon Ochs est l’un des créateurs de la grande presse moderne. Propriétaire du « New York Times » et fondateur de l’une des dynasties de presse les plus réputées de la planète, il a su apporter dans l’univers du journalisme une rigueur et un souci de qualité qui ont durablement marquer la profession. Avec lui, le journalisme a gagné ses véritables lettres de noblesse.

Rien à priori ne destinait ce fils de rabbin à devenir l’une des grandes figures de la presse mondiale. Né en 1858 à Cincinnati, dans l’Ohio, originaire d’une famille juive de Bavière récemment installée aux Etats-Unis, Adolph Simon Ochs est l’aîné des six enfants. En 1864, la famille déménage à Knoxville, dans le Tennessee. Mais ruiné, le père est contraint de mettre ses enfants au travail.

A onze ans, pour aider la famille à joindre les deux bouts, Adolph Simon se fait embaucher comme crieur et livreur de journaux par le « Knoxville Chronicle ». Il travaille tôt tous les matins avant de partir à l’école. A 13 ans, il quitte la rue pour les bureaux du journal. Apprenti imprimeur à quatorze ans, il s’initie aux bases du métier. Au journal, son énergie est appréciée. Mais Ochs veut devenir journaliste. Il s’y essaie en 1875 comme reporter au « Courier-Journal de Louisville ». Sans vraiment de succès.

A Knoxville, les concurrents du « Chronicle » veulent lancer un nouveau journal. Ayant entendu parler du jeune Ochs, ils l’embauchent comme directeur de la publicité. Mais six mois plus tard, le titre ferme écrasé par les dettes. Pour Ochs, c’est un détonateur. Il veut créer un journal de référence dans la ville voisine de Chattanooga en pleine croissance. Au bout de six mois, il parvient à racheter le « Chattanooga Daily Times » moribond pour quelques milliers de dollars. A vingt ans, Ochs fonde son propre titre et devient patron de presse. Grâce à une gestion rigoureuse, à son apolitisme et à la publicité, le journal voit son tirage et ses ventes vite augmenter. Le « Chattanooga Daily Times » va faire la fortune du jeune Adolph.

Contrairement aux éditeurs concurrents de cette époque, tels que William Randolph Hearst et de Joseph Pulitzer qui attirent les lecteurs par de sordides histoires de meurtre et de scandale, Ochs prend un pari risqué en basant le Chattanooga Times sur les principes d’une information propre et digne de confiance. Distinguant information et articles d’opinion, le "Chattanooga Times’’ d’Ochs devient l’un des journaux les plus respectés et le plus influent de l’histoire américaine ainsi qu’un quotidien prospère.

Mais la crise économique de 1893 frappe les affaires du patron de presse lancé dans des spéculations immobilières. Pour sortir de la banqueroute, Ochs décide d’acquérir un nouveau journal afin de racheter son hypothèque grâce aux revenus générés. En 1896, Adolph jette son dévolu sur New York qui abrite déjà un grand nombre de quotidiens concurrents comme le « World », l’« Herald », le « Sun » qui se livrent une lutte féroce à coups de faits divers sordides à la « une ». Perspicace, Ochs remarque que dans ce grand centre économique des Etats-Unis, il manque un journal sérieux proposant une information objective et de qualité à bas prix. Adolph apprend que le New York Times, vénérable maison fondée en 1851, proche des républicains, de flatteuse réputation mais tombée en difficulté, est à vendre. Empruntant partout où il le peut, hypothéquant tout ce qui lui reste, y compris le « Chattanooga Times », Ochs le rachète en 1896 pour 75.000 dollars. Il en devient le patron à trente-huit ans.

Au début du XXe siècle, le « New York Times » s’est transformé en véritable institution. Lorsqu’il déménage en 1904 dans la fameuse tour « Times Tower », la ville de New York rebaptise l’endroit « Times Square » en l’honneur du journal.

Dès 1901, Ochs établit une liste des « publicités interdites » dans son journal : contrats avec des gouvernements compromettant l’indépendance politique du journal, réclames pour concours de mots croisés, livres immoraux, voyants, médecines miracles, offres de gros salaires et promesses de dividendes garantis. Dans les colonnes du journal, toute référence à la santé des individus est proscrite. Autant de choix qui font la réputation de sérieux du titre et attirent de nouveaux lecteurs.

La qualité des reportages qui deviennent des modèles du genre pour toute la profession, distingue très tôt le journal de ses concurrents. Son principe de séparation entre actualité et opinions politiques fait vite du Times un journal public à succès dont les recettes tiennent en trois points. D’abord, une approche rigoureuse et impartiale de l’information. Le « New York Times » dont le slogan créé par Ochs lui-même en 1896 est « Toutes les nouvelles dignes d’être publiées », n’édite que des informations dûment vérifiées avec le souci constant de l’objectivité. Ensuite, le refus systématique du sensationnel, de l’anecdotique ou de l’accessoire, comme les bandes dessinées bannies du journal. Enfin, l’ouverture des colonnes à de nouveaux sujets jusque-là délaissés par la concurrence : monde des affaires, Bourse, livres et arts. Le « New York Times » est ainsi le premier journal américain à sortir un supplément hebdomadaire consacré à la culture, aux sciences, aux loisirs et à la maison puis à éditer un magazine illustré. Ces suppléments accentuent le positionnement élitiste du titre.

Finalement, le prix modique du journal (1 cent à partir de 1897) entraîne un triplement de ses ventes. L’éditeur veut prouver que l’on peut concilier presse de masse, rentabilité et journalisme responsable.

Ainsi, d’un journal tirant à moins de 20.000 exemplaires, Adolph Simon Ochs va en faire le quotidien de référence des Etats-Unis, tirant à plus de 350.000 exemplaires au début des années 1920.

A la même époque, l’empire du « New York Times » compte des éditions européennes, le « Philadelphia Times », le « Chattanooga Times » et le « Nashville American ».

Par esprit d’indépendance, Ochs n’a jamais utilisé ses papiers pour exprimer sa personnalité. Au contraire, il a "dépersonnalisé" la direction et la pensée du New York Times comme étant une institution publique. Il a donné l’exemple sur la manière de conduire une presse libre et responsable. « Si un journal est mal imprimé, l’information, même la plus sensationnelle, est perdue » ne cessera-t-il de marteler.

A la veille de sa mort, en 1935, Adolph Simon Ochs laisse à Iphigénie, sa fille unique et principale héritière, le soin de désigner son successeur. Elle choisit son mari Arthur Sulzberger. Ainsi, depuis plus d’un siècle, ses descendants dirigent le « New York Times ». Le groupe réalise aujourd’hui 3,3 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Actuellement, ce véritable géant de la presse comprend 16 journaux – dont l’« International Herald Tribune » et le « Boston Globe » -, 8 chaînes de télévision, 2 stations de radio et 40 sites Internet.

Marié à la fille du rabbin Isaac M. Wise de Cincinnati, chef de file du judaïsme réformé en Amérique et fondateur du Hebrew Union College de Jérusalem, Ochs a toujours privilégié une vie de famille juive. Il appréciait le judaïsme pour ses haut idéaux éthiques et sa volonté d’exceller. En tant que Juif réformé, Ochs a cherché à concilier les valeurs contemporaines avec les anciennes traditions. Cependant, il a rejeté le sionisme considéré selon lui comme une erreur. Pour lui, l’engagement communautaire représentait le vrai rôle des Juifs dans la cité.

Noémie Grynberg / Israel Magazine 2009