Carnet de route au Maroc : sur les traces d’un passé familial retrouvé

Cimetiere Meknes 2

Que reste-t-il aujourd’hui de l’immense patrimoine juif au Maroc ? En sillonnant le pays sur les traces des communautés perdues, le passé se mêle au présent dans des images colorées et évocatrices.

Voyage initiatique me menant dans les pas de ma famille maternelle, je pars à la découverte de la vie de mes grands-parents, enseignants originaire d’Irak et de Turquie, envoyés au Maroc par l’Alliance Israélite Universelle et de celle de ma mère, née à Casablanca où elle a passé toute sa jeunesse.

Le voyage débute par sa capitale économique, Casablanca, ville occidentalisée et moderne. Cette grande cité portuaire a, de tout temps, connu la plus importante communauté juive du Maroc ; encore aujourd’hui, elle regroupe la majorité des quelques milliers qui restent. Elle abrite à ce jour plusieurs dizaines de synagogues, 6 ou 7 restaurants casher, quelques boucheries et une institution habad.

Casablanca comptait avant l’Indépendance 2 quartiers juifs principaux : l’ancien mellah et l’ex quartier européen du centre ville. Le premier, toujours très animé, ne compte quasiment plus de Juifs sauf quelques rares bijoutiers encore présents. Leurs magasins et habitations ont été investis par les Arabes.

L’ancien quartier juif européen

C’est celui où a grandi ma mère. Elle y a habité de nombreuses années. Non loin du port, il rassemblait autrefois les Juifs de la petite et moyenne bourgeoisie occidentalisée. A l’heure actuelle, il compte encore une demi-douzaine de synagogues en activité, toutes regroupées dans le même périmètre. Chacune assure les offices de shabbat et des fêtes. Lorsqu’il manque un homme pour compléter le minyan, il est facile d’aller en chercher un dans une autre synagogue toute proche. Maintenant ce quartier ne rassemble plus qu’une vingtaine de familles juives. Les autres, sorties du ghetto, vivent disséminées dans la ville moderne.

La rue Lusitania, derrière l’immeuble où habitait ma famille, compte à elle seule 4 synagogues. Celle de Benharosh, du nom de son fondateur il y a 70-80 ans, est une belle bâtisse qui affiche étoile de David et inscriptions en hébreu sur son fronton. Cette communauté compte environs une cinquantaine de membres actuellement. Tous les jours, les 3 offices fonctionnent. Cette synagogue est une des premières a avoir été construite en dehors du mellah au début du siècle dernier. Dans les années 40, elle avait beaucoup de prestige. Puis elle a décliné avec la venue des Juifs algériens. Bien que cette synagogue soit perpendiculaire à l’ancien appartement maternel (visible depuis le balcon du 2e étage), ma famille ne l’a jamais fréquentée.

La synagogue Tefila Lémoshé (la prière de Moise) est plus discrète et aussi la plus petite. Elle se cache au 2e étage d’un modeste immeuble dans la même rue, à quelques mètres à peine de la première. Ce lieu de prière composé d’une salle de culte, d’une autre pour les repas organisés et d’une petite cours pour la souka compte 15 à 20 fidèles. Les jours de fêtes, la shoul peut réunir jusqu’à 35 ou 40 fidèles. Bien que restreinte, cette petite communauté soutient les pauvres, distribue des repas, aide les nécessiteux.

Pratiquement en face, Em-Habanim est une ancienne oeuvre de bienfaisance destinée aux pauvres et aux orphelins. Début décembre 2009, elle a accueilli un nouveau Sefer Thora. La cérémonie a rassemblé des dizaines de fidèles, hommes et femmes, conviés à un repas après la finition du rouleau à la main selon la tradition.

Le Cercle des Anciens Elèves de l’Alliance Israélite Universelle rue Khawarizmi se trouve à quelques pas des 3 synagogues. Ce lieu a été victime d’un attentat à la bombe en 2003 par deux kamikazes liés groupe d’Al-Qaeda. Il ne reste aucune trace de l’explosion de nos jours. Ce très bel espace de 2 étages, bien entretenu, coquet, abrite un restaurant casher et un salon au rez-de-chaussée ainsi que plusieurs pièces au premier étage, servant de salle de jeu, de conférence ou de télévision. Les anciens de la communauté et des écoles de l’AIU viennent s’y retrouver régulièrement, quotidiennement pour certains. Ce cercle représente leur espace social de vie juive. Ils peuvent y rencontrer leurs amis, boire un thé à la menthe en jouant au cartes, etc. Près de 80 personnes fréquentent ce lieu assidûment.

Les autres institutions juives de Casa

La synagogue Charles Netter, ancien hangar servant autrefois de local de réunion aux EIM (Eclaireurs Israélites du Maroc) et aux sionistes est encore ouverte et en fonction. A l’époque, ce centre pour la jeunesse de la classe moyenne organisait des activités mixtes sportives (basket), de loisirs (réunions de patrouilles), juives et hébraïque (offices des jeunes, oneg shabbat avec chants en hébreu, culture juive, récitations de Bialik) et sionistes. De ce fait, il était surveillé par les autorités françaises. C’est là que mon grand-père, activiste convaincu, assistait aux réunions pour envoyer des volontaires combattre en Israël en 1948.

Un peu excentré, le centre Charles Netter a ensuite été détrôné par le DEJJ. Aujourd’hui, avec l’expansion urbaine, il se situe en plein cœur de la ville moderne. Maison discrète, elle ne présente aucun signe extérieur reconnaissable. L’ancien hangar a subi quelques transformations : la toile de tente a été remplacée par une vraie synagogue, petite et modeste. La cour permet encore de construire une souka, comme à l’époque.

La magnifique synagogue Beit El, dite des Algériens, fonctionne tous les soirs pour l’office de arvit ainsi que les shabbats. Faisant concurrence à celle de Benharoch pour les mariages car plus prestigieuse, elle a attiré les autorités civiles et militaires françaises du temps du Protectorat. Aujourd’hui encore, elle a gardé de sa magnificence.

Les locaux du DEJJ, au centre ville, sont attenants aux écoles de l’Alliance Narcisse Leven et Y.D. Semah, respectivement école de garçons et de filles où enseignaient mes grands-parents. Figurant parmi les rares institutions à être restées juives mais acceptant des élèves arabes, elles sont mixtes aujourd’hui. Quant au DEJJ lui-même, que ma mère fréquentait, il abritait les ‘’Unités populaires », disposait d’un local avec des moniteurs et proposait des activités de culture juive identiques à celles de Charles Netter. De nos jours, le DEJJ accueille une petite communauté chaleureuse pour les offices de shabbat, organise des havdalot, dispose d’une cafétéria halavit.

Pour sa part, l’ancienne école de garçon Moise Nahon de l’AIU était celle où mon grand-père organisait pour les fêtes, les offices orientaux de rite ladino-espagnol en tant que hazan pour les Juifs originaires de l’ancien Empire ottoman. Actuellement, l’établissement devenu marocain est laissé en triste état. De même pour le bâtiment d’en face, l’école de la rue de Lesseps. En 1942, ses classes ont été transformées en chambres pour accueillir des réfugiés juifs de France auxquels ma famille rendait visite. Mon grand-père les aidait également pour le ravitaillement alimentaire.

Dans un quartier excentré de Casa se trouve le Musée du judaïsme marocain ouvert depuis 1998 dans l’ancien home d’enfants Murdoch Bengio. C’est le 1e musée juif du monde arabe. Il regroupe dans plusieurs salles, objets de cultes divers (lampes, teba, mezouzot, hanoukiot) costumes traditionnels, outils artisanaux, livres. Relativement petit, il offre pourtant un aperçu intéressant et riche du patrimoine cultuel et artisanal du monde juif au Maroc.

Nous reprenons la route côtière vers le nord, direction Mohammedia (Fedala) et sa fameuse plage. Cette station balnéaire était fréquentée le dimanche par les familles juives de Casa, la jeunesse du lycée Lyautey et du DEJJ. Les matchs de volley-ball où se côtoyaient les 3 communautés étaient légendaires ! Aujourd’hui, la côte est bétonnée de résidences privées qui empiètent sur les dunes. Mohammedia en plein développement, accueille maintenant un casino et des golfs.

En quittant la plaine côtière et les villages qui bordent la route, nous approchons des montagnes du Moyen Atlas en direction de Mekhnès, une des 4 villes impériales du Maroc avec Fès, Marrakech et Rabat et autrefois centre d’une communauté juive florissante.

 Caché derrière des murs nus ocre foncé, le vieux cimetière juif de la ville, immense, témoin de l’importance de la communauté d’antan, est à présent à l’abandon et dégage une impression de désolation. Des chardons et des herbes desséchées ont envahis les pourtours des tombes. Des alignements de sépultures blanches sans nom ni dates s’étalent dans le dénuement. Encastrés dans les murs d’enceinte du fond du cimetière, les tombeaux les plus récents, remontant au début du 20e siècle, portent des noms et des dates. Parmi eux, ceux de plusieurs rabbins. Une des spécificités du judaïsme marocain réside justement dans ses innombrables cimetières abritant un grand nombre de saints et de sages.

En route pour Fès. Le cimetière et la synagogue datant du XVIIe siècle se situent dans l’ancien mellah, le plus important du Maroc dont il reste quelques belles demeures aux balcons andalous. A l’intérieur du cimetière aux tombes bien blanches, le musée d’Edmond Gabay accueille un incroyable bric-à-brac, véritable inventaire relatant le quotidien des Juifs de la ville. Cette caverne d’Ali Baba renferme tous les objets de la vie courante qu’ils ont abandonnés précipitamment et laissés en l’état, au milieu d’objets de culte. Ils témoignent de l’intimité des familles. Une sorte d’intrusion dans une existence passée, évanouie. Le musée est en fait une ancienne synagogue transformée. On y découvre l’armoire contenant les rouleaux de la Loi, des inscriptions liturgiques gravées aux murs.

Quant aux autres innombrables synagogues, soit elles ont été détruites, soit elles sont bien conservées et sauvegardées, soit elles ont été transformées en musées faute de fidèles. Elle sont alors gardées ou habitées par des Arabes. La petite mais haute synagogue Even Danan est signalée par un panneau dans le circuit du mellah. Désaffectée, elle fait office de musée ouvert tous les jours sauf le samedi, gardée par un arabe qui l’habite. La synagogue a été restaurée en 1999 non seulement par des dons privés mais également avec le soutien de l’UNESCO, du JOINT et du Congrès Juif Mondial. En passant par le balcon des femmes, on accède à une terrasse d’où l’on voit une partie du cimetière.

Au très beau Musée des arts populaires, parmi tous les artisanats, on apprend que le métier de bijoutier était essentiellement juif. Ce sont eux qui auraient développé cet artisanat dans le pays.

Direction Ifrane et son fameux lion en pierre qui faisait la joie de ma mère lorsqu’elle était enfant. Elle se souvient des ballades à dos d’âne qu’elle y faisait avant la guerre et plus tard, du pédalo. Froide en hiver, cette station sur la route de Moyen Atlas, près de Fès, ressemble aux Vosges avec ses 1.800 m d’altitude. A l’époque des ‘’chalets de la famille française » étaient destinés aux familles nombreuses pour les vacances mais peu de Juifs marocains y avaient droit. Assez sélectifs, seuls ceux de l’Alliance ou ayant un statut français pouvaient en profiter.

Plus au sud ouest, Azrou, la ville berbère du Moyen Atlas servait autrefois de point de départ aux mouvements des EIM, des EDF (Eclaireurs de France – juifs laïcs) et de Charles Netter qui partaient en forêts, filles garçons séparés, pour les camps scout d’été pendant 3 semaines. Ces fameuses forets de cèdres sont aujourd’hui classées par l’UNESCO au patrimoine mondial.

Petite étape à Beni Mellal, au centre du pays entre Fès et Marrakech. Cette ville moyenne comptait autrefois une école de l’Alliance. Depuis l’indépendance du Maroc, la plupart des anciennes Ecoles de l’AIU sont devenues des institutions publiques nationales. Restées en l’état, elles n’ont pratiquement subi aucun changement ou rénovation. Certaines se sont délabrées avec le temps.

 Poursuivant au sud ouest vers Marrakech, nous faisons étape à Demnat, au pied du Haut Atlas. Cet arrêt dans une bourgade qu’aucun touriste ne visite est cependant pour nous un pèlerinage émouvant. En effet, c’est dans ce « bled » que mes grands-parents ont été nommés par l’Alliance pour diriger l’école, après celle de Marrakech. La plupart des vieilles maisons en torchis du quartier juif, caractérisées par de petites portes basses et un sol en terre battue, ont été détruites pour y construire à la place des unités de logements modernes. De l’ancien mellah, il ne reste que la porte d’entrée massive et un pan de la muraille qui l’entourait. L’école de l’Alliance est là, devenue école musulmane. Maintenant, ce « bled » a grandi et est devenu une ville.

Enfin, Marrakech la belle. C’est là que mes grands parents, jeunes enseignants mutés à leur 1e poste, se sont rencontrés et mariés. Ils ont habité dans une famille juive du mellah pendant 1 an. Plus tard, ma mère venait à Marrakech rendre visite à ses parrain-marraine lors des vacances scolaires. Il ne reste aujourd’hui qu’une toute petite communauté juive d’environ 160 personnes dont la plupart des membres vivent dans le quartier du Guéliz de la ville nouvelle.

La plupart des antiques synagogues de la ville se trouvent au mellah. Celle d’Alzama, datant de l’expulsion des Juifs d’Espagne venus se réfugier au Maroc, est située dans une cour bleue. L’ancien Talmud Thora au premier étage, est fermé depuis longtemps. Une ou deux familles juives vivent encore dans ce bâtiment.

Quasiment tous les anciens quartiers populaires juifs, les mellah, constitués de petites ruelles étroites et serpentant dans un entrelacs d’impasses, regorgeaient autrefois d’échoppes tenues par des Juifs, connus pour être spécialisés dans la bijouterie. Tous les vieux mellah ont été vidés de leurs Juifs. Les arabes les y ont maintenant remplacé dans les maisons et les magasins. On n’y trouve pratiquement plus aucune trace, signe, ou sigle juif.

Notre circuit se termine par El Jedida (Mazagan), le "Deauville marocain" avec sa large plage et sa longue promenade bordée de cabines. Cette station balnéaire accueillait autrefois les Juifs de Marrakech venus profiter de la mer, de ses cafés et restaurants de poisson.

L’ancien mellah se trouvait à l’intérieur des remparts de la ville portugaise avec ses canons donnant sur le port. Bien que ceux-ci aient été classés par l’UNESCO, leur état est assez délabré : canons rouillés dont les socles ont disparus, façades portugaises typiques détériorées. Le mellah ne semble plus porter de trace de la présence juive.

Il est difficile aujourd’hui d’obtenir une estimation précise sur le nombre de Juifs au Maroc : entre 2.000 et 7.000. Ceux qui y résident sont principalement des personnes âgées, des retraités ou des possédants d’affaires, surtout des commerces. Une minorité de Juifs ayant quitté le Maroc y sont revenus (surtout d’Israël ) faute de pouvoir s’adapter ailleurs. En tout cas, tous les Juifs du Maroc ont de la famille en Israël et s’y rendent régulièrement.

Quant aux jeunes, ils partent, essentiellement en Israël, en France, au Canada ou encore aux Etats-Unis. D’abord parce qu’ils sont conscients que leur avenir professionnel ou personnel n’est pas au Maroc. Ensuite pour des problèmes de shidouhim.

Les grands centres urbains disposent d’infrastructures nécessaires à la communauté : synagogues, boucheries, etc. Les Juifs avouent vivrent en bonne entente avec les musulmans. Ils ne se sentent pas victimes d’actes antisémites ou de climat hostile. De rares personnes ont été les cibles d’agression physique au couteau. Cependant, les Juifs du Maroc admettent quand même ne pas se promener dans la rue avec kippa ou tsit-tsit dehors.

La communauté demeure très reconnaissante envers l’actuelle monarchie qui depuis Mohamed V jusqu’à Mohamed VI en passant par Hassan II, l’a protégée. Ce sont en effet les autorités marocaines qui assurent la sécurité des institutions juives.

Malgré tout, certains Juifs restent conscients d’une dégradation des conditions de vie suite aux 2 deniers conflits israéliens. Quelques uns commencent même à avoir peur.

Je quitte le Maroc avec un petit pincement au cœur. J’ai découvert un beau pays aux habitants accueillants et serviables. En partant, je laisse derrière moi une partie de mon histoire familiale. Je laisse surtout ma grand-mère Noémie dont je porte le prénom, enterrée au cimetière Ben M’sik de Casablanca. Mais j’emporte avec moi les souvenirs d’une terre où jadis a fleuri une riche communauté juive aujourd’hui disparue dont il ne reste que d’innombrables vestiges figés.


Noémie Grynberg 2010